Chawky Frenn, un art-miroir pour faire triompher la vie
Dans son univers pictural, les poupées sont désarticulées et défigurées; les personnages dansent avec des crânes et des squelettes ; les animaux sont décapités. Partout, des têtes de morts figées dans un cri; des têtes depoupées aux orbites oculaires béantes ; des hommes nus recroquevillés en position du fœtus ; de belles femmes en tenue d’Ève embrassant des carcasses... Bref des œuvres qui ne respirent pas la joie de vivre. « Mais je ne suis pas déprimé ! » s’exclame Chawky Frenn, peintre libano-américain en visite à Beyrouth où il expose quelques-unes de ses toiles au Issam Farès Hall de l’AUB (jusqu’au 1er juin). « Please, quand vous regardez mes toiles, ne me demandez pas ce que je cherche à exprimer. Ce n’est pas à propos de moi. C’est à propos de vous dont il s’agit... », remarque l’artiste qui a également donné une conférence et signé son ouvrage intitulé « Art for Life’s Sake ».
Né à Zahlé, Chawky Frenn – aujourd’hui peintre et professeur d’art à l’Université de George Mason, à Fairfax, aux États-Unis – affirme venir d’un pays où « beauté, mysticisme et conflit cohabitent depuis la nuit des temps ».Dans la capitale de la Békaa, il a suivi une formation scolaire « stricte ettrès catholique ». Il rêvait d’ailleurs de devenir prêtre. Mais, une fois aux States, où il est allé en 1981 suivre ses études universitaires, il a décidé de se vouer complètement et exclusivement à l’art. « J’ai fait alors le serment de pauvreté, d’obédience et de chasteté. » Dans sa ville natale assiégée, les combats faisaient rage. « Durant des mois, j’étais sans nouvelle de ma famille. C’est atroce de se trouver éloigné des siens en temps de guerre. Même si l’onse trouve physiquement à l’abri des bombardements. Mais moralement, le supplice est double. »
La guerre a profondément marqué Chawky Frenn. « Sa futilité et se satrocités ont dévoilé la face noire de l’humanité, cette face qui est prête à tuer et à commettre les pires actes au nom des droits et des croyances », dit-il.
« L’art de Chawky est un miroir qui reflète non seulement son moi profond, mais aussi des questions sur la nature de l’être humain », indique César Nammour. Et le critique d’art d’ajouter : « Dans ses peintures, l’on voit son image physique, son monde métaphysique et nos paradoxes quand nous créons et détruisons. Ses œuvres sont un journal intime, une collection d’observations et de réflexions à propos de l’être humain, de ses aspirations et de ses futilités. »
Crâne rasé, corps musclé, poignée de main puissante, sourire avenant, Frenn dégage une énergie communicative. Certains appellent cela des ondes positives, d’autres une aura palpable. Quoi qu’il en soit, il est vrai que l’on sesurprend à être... surpris de cette légèreté qui l’entoure et qui contraste magistralement avec le poids de ses œuvres.
À cette remarque, l’artiste éclate de rire. « Je vais vous raconter cette histoire », dit-il.
C’etait dans un restaurant à Boston où il était serveur depuis neuf ans (après avoir obtenu son Bachelor et son Master en Fine Arts). Il y rencontre un couple de collectionneurs d’art qui demandent à voir ses œuvres. « Ils sont restés pantois devant l’entrée de mon studio. Partout sur mes toiles, ils ne voyaient que squelettes, têtes de morts et carcasses de poupées. »
Les amateurs d’art n’arrivaient pas à croire que quelqu’un d’aussi apparemment gai, insouciant et dynamique que le Chawky Frenn du restaurant pouvait réaliser des œuvres aussi sévères, tranchantes et même déprimées. « Qui est le véritable Chawky ? » lui a alors demandé le monsieur. « Celui qui respire la joie de vivre au restaurant ou celui qui dessine les malheurs et les misères du monde dans son atelier ? » « Je suis les deux », a alors rétorqué l’artiste.
« En effet très peu de gens y voient de la joie, ajoute Frenn. Mes toiles dérangent. Leur sujet n’est pas décoratif. Elles ne constituent pas un espace d’évasion. Au contraire, elles ont été conçues pour permettre au spectateur de faire face à sa réalité. » L’artiste réaffirme une fois de plus qu’il n’est nullement déprimé. Qu’il a juste l’intention de confronter l’homme à sa véritable nature. Qu’il lui tend un miroir pour le secouer de son indifférence, le réveiller de sa torpeur, lui montrer le mal qu’il est en train de commettre. « Peut-être qu’avec cette prise de conscience, trouvera-t-il le droit chemin vers la réalisation de soi. »
Raphaël Karim Hammoudi, ami de l’artiste, explique la démarche personnelle de Frenn et le parcours spirituel qui nourrit ainsi son œuvre : « Mettant en scène la déchirure de l’homme avec lui-même, avec ses semblables, avec le monde, illustrant les conflits nés de l’irréductibilité, le combat des forces opposées qui dégénère en divisions puis en guerres entre religions, entre peuples, entre frères, entre sexes et enfin et non des moindres, en nous-mêmes, ses peintures répondent au fond à un désir intime de retrouver l’unité et la pureté. »
Peinture hyperréaliste, style néoclassique chargé de symbolisme religieux, c’est ainsi que les critiques décrivent l’œuvre de Chawky Frenn.
« Ma voix est ma peinture. Je n’ai pas de réponses, ni d’avis à donner. Les questions que je pose dérangent. Parce que l’être humain ne veut pas faire face à la réponse. »
Et à ceux qui persistent à penser qu’elle est noire, trop noire sa peinture et même morbide et macabre, Frenn rétorque : « Il ne s’agit nullement de justification quelconque, mais l’acte de peindre est en soi un triomphe de la vie. » Maya GHANDOUR HERT